AU 9 RUE DES NOUV’AILES #61

10 octobre 2021 § 0 commentaire

Point de vue.

Y a-t-il vue ou n’y a-t-il point de vue ?

« On peut changer sa vision du monde avec un léger fléchissement des genoux » a dit l’immense Cartier-Bresson, dont j’ai pu voir l’exposition, aujourd’hui close, Le Grand Jeu à la BNF. Il vous reste celle qui est ouverte jusqu’au 31 octobre au Musée Carnavalet de Paris, entièrement réaménagé. Quand je regarde les vues de ce géant de la photographie, j’ai la sensation physique de percevoir l’ordre caché du monde. Comme si derrière l’apparent chaos du réel, les compositions parfaites de ses instants décisifs dessinaient la géométrie souterraine de l’architecture de la vie. 31 octobre, c’est aussi la date de clôture de Amazônia, superbe exposition de photos de Sébastiao Salgado à la Philharmonique de Paris dont est extraite la cinquième image de ces Nouv’ailes. Pas d’autre commentaire que l’impératif « allez-y ».

Tous ces points de vue nous renvoient à notre regard sur le monde comme il va, nous rappellent qu’il ne faut jamais oublier d’où l’on parle, comme se souvenir d’où est placée la caméra dont est issue l’image, l’œil ou la bouche d’où sortent le film ou la parole… Il en va de l’alimentation du regard dans cette réalité phagocytée par le marché de l’attention. Plus qu’un pas de côté, c’est à un regard de côté qu’il faut s’atteler… N’est-ce point là le lieu de la peinture ?

Après le lit de plumes sous le parasol d’œufs à Andorre et le Porc Épique sur les hauteurs savoyardes, l’été s’est mis en pente provençale puis a redécouvert les charmes aoûtiens de Paris déserté. Septembre prolonge l’été et m’emmène de nouveau vers les rivages andorrans pour la récupération des œufs et des plumes et la récolte de leurs effluves de poésie dans les chemins de retour buissonniers et amicaux…

L’expression « Dans le temps » est souvent utilisée pour qualifier le passé. Mais où est-on quand on est « dans le temps » ?

L’été fut lectures. Ce temps de solitude intime qui relie à la multitudes des univers. Aux temps incertains où s’avance l’intelligence artificielle (quelle étrange définition! N’oublions pas que intelligence vient de inter-ligere, lire entre les lignes) n’est-ce point là la seule et véritable machine à voyager dans le temps ?

Dans les lignes de mes itinéraires estivaux, Il y a :

Les Roses Fauves de Carole Martinez. Il faut lire cette auteure (Le cœur cousu, La terre qui penche, Du domaine des murmures) qui dans ce roman jongle avec les fleurs, les cœurs, la Bretagne, le temps et sa propre réalité. Des pétales de voyages…

La Serpe de Philippe Jaenada. Un formidable enquête sur un triple assassinat perpétré dans le Château d’Escoire en Périgord. Le château était clos, la quatrième personne à l’intérieur, Henri Girard, était coupable, forcément coupable mais fut acquitté et disparut en Amérique du Sud. Au retour, il publiera sous le nom de Georges Arnaud un livre qui inspirera le film éponyme : Le Salaire de la Peur. Le récit que fait Jaenada de son enquête plus de 70 ans après les faits est absolument passionnant. Il est d’ailleurs dans l’actualité de la rentrée puisque il vient de publier une nouvelle enquête littéraire – Au printemps des monstres – sur Lucien Léger, « l’étrangleur » qui a passé 41 ans en prison.

Danser les ombres de Laurent Gaudé. Des personnages entrelacés dans les rues de Port-au-Prince à Haiti entre le passé et l’instant, les ombres et les vivants, les corps et les âmes. Une partie de ce roman se passe pendant le tremblement de terre de 2010. L’ironie tragique mais empathique de cet été fut que cette lecture eut lieu juste après celui du 14 août…

La Proie de Deon Meyer. J’aime cet auteur sud-africain dont les romans, policiers mais pas que, parlent si fortement de ce continent austral. En ces temps de (post?) pandémie, lisez aussi L’Année du Lion.

Pour l’élégance de sa pensée, trempez vos neurones et votre sensibilité dans la puissance de Œil Ouvert et Cœur Battant de François Cheng. Son sous-titre : « comment envisager et dévisager la beauté ». Indispensable pour la santé du regard.

Rajouter quelques pincées d’Éclats de sel de Sylvie Germain pour une balade dans le temps et l’histoire de Prague.

Une découverte : Le dernier frère de Nathacha Appanah. Je ne savais pas que des juifs refoulés de Palestine avaient été déportés en 1940 à l’Île Maurice et cela est en filigrane du récit d’un adolescent au bord de la forêt mauricienne. Un bel et bien construit exercice sensible.

Et pour clore ce dédale de pages, une merveille de pépite atroce et sensuelle : La Giocanda de Nikos Kokantzis aux Éditions de l’Aube. Une histoire d’amour adolescente achevée dans les flammes d’Auschwitz que l’auteur, dont c’est le seul livre, a mis trente ans à offrir à la grâce du monde. Il fallait bien trente ans de silence pour tisser les mots de ce premier amour qui est aussi un amour premier.

Quelle est l’indécence de l’un des sens ?

En supplément de lecture, il y eut aussi la relecture d’une nouvelle de Haruki Murakami tirée de son recueil Des Hommes Sans Femmes, intitulée Drive My Car. Qui a donné son titre au film éponyme qui a reçu le grand prix du scénario à Cannes. Une merveille de film que j’ai vue deux fois tellement c’est fort, émouvant et puissant. Dans la bande annonce de mon été, il y eut aussi Annette, Benedetta, Les Voleurs de Chevaux, Nomadland, Bergman’s Island, La Loi de Téhéran, Une Histoire d’Amour et de Désir et Un triomphe, film de prison très « beckettien » inspiré par une histoire réelle en Suède en 1986. À l’insolite dénouement concluant cette histoire et ce film, le grand Samuel déclara : « c’est la meilleure chose qui pouvait arriver à ma pièce ». La pièce, c’était « en attendant Godot » !

Dans certaines cultures, le passé est figuré devant soi (on peut le contempler) tandis que le futur est derrière (on ne peut le voir). Et vous, en cette soirée d’avant automne où l’orage s’apprête à arroser la verrière de l’atelier, quel Godot attendez-vous ? Le normal ou l’anormal ? La norme ou l’énorme ? Nous n’avons point de vues sur ce qui s’en vient, telle est la leçon de ce temps que l’on nomme présent. Puisse-t-il aussi être cadeau !

Je sors du film Délicieux, qui conte joliment la naissance du premier restaurant (dont le mot français est aujourd’hui universellement employé) à la veille de la Révolution. Un délicieux présent…

Bon équinoxe !

do 9921

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Où suis-je?

Vous êtes en train de lire AU 9 RUE DES NOUV’AILES #61 chez Do Delaunay.

meta